Nous étions si heureux d'apprendre ton existence ! Nous te voulions depuis si longtemps que la nouvelle semblait irréelle. Nous avions tout prévu pour t'accueillir, toi la flamme de vie qui allait illuminer notre foyer. Je t'attendais en t'aimant déjà de tout mon être. Je savais que tu le sentais. J'étais heureuse de te faire comprendre à quel point je t'aimais.
Mais cet homme froid, avec sa blouse blanche a tout gâché. Je me souviens de tout ce blanc. Il doit symboliser la pureté, la douceur et quelque part l'amour. Mais là, il a signifié la fin d'un rêve. Il avait dit qu'à mon âge, il serait plus prudent de vérifier ton état. Je ne voulais pas savoir, je savais que je t'aimerais tel que tu serais. Mais ton père a tellement insisté que j'ai cédé. Et nous avons su. Tu es différent. Mais pour moi, ça n'a jamais rien changé. Sauf qu'il n'y avait pas que moi.
Je me souviens de ses bagages devant la porte. Il était mal à l'aise et probablement honteux. Il avait été tellement en colère depuis l'annonce de ta différence. Je l'ai souvent surpris à pleurer mais il a toujours refusé mon réconfort. A mesure que mon ventre s'arrondissait, il s'éloignait de moi, de nous. Il a arrêté de me parler et je savais qu'il me rendait responsable. Mais que pouvais-je dire ? Il avait raison. Mon corps est la cause de ta différence. Il était trop usé pour te permettre de te développer normalement. J'ai culpabilisé pendant longtemps mais maintenant j'essaye de racheter ma faute en te protégeant. J'essaye de ne pas penser aux vœux que mon esprit a formulé. Je t'avais voulu avec une telle intensité que j'espérais ne jamais te perdre. Le diable a du m'entendre et les a exaucé. Mais pas de la manière que j'avais espérée. Je ne dois pas penser à ça. Je dois être forte. Pour toi.
Ton père n'a pas eu cette force. Peut être parce qu'il ne te sentait pas. En tous cas, il était devant cette porte et n'a prononcé que quatre mots « Je ne peux pas ». Il est parti et dès que la porte s'est refermée, j'ai su que nous ne le reverrions jamais. Je ne me suis pas trompée.
Quelques mois plus tard, j'ai enfin fait ta connaissance. Tu es sorti de mon ventre et tu as crié comme le font tous les autres. Mais l'équipe autour de moi me rappelait à chaque instant que tu n'es pas comme les autres. Leurs visages étaient sombres, ils étaient gênés. Mais comment être triste lorsqu'il se produit un si bel événement ? Moi j'étais heureuse. Ce fut probablement le plus beau jour de ma vie. Quand je t'ai vu, j'ai bien évidemment remarqué que ton visage était marqué par ta différence mais je ne voyais pas en quoi trois chromosomes au lieu de deux pourraient m'empêcher de t'aimer. Je ne le vois toujours pas aujourd'hui.
Je t'ai aidé à grandir peut être un peu plus difficilement que les autres mais tu es si beau et tu me rends si fière que rien d'autre ne compte. Tu ne seras peut être jamais un homme mais ne t'en fais pas, je serais là. Je me suis résignée à n'être jamais ta mère mais pour toujours ta maman. Tu seras mon bébé pour la vie même si tu devrais t'envoler. Tu ne seras jamais un adulte et resteras toujours dépendant de moi. Je le sais et l'apprécie mais j'aurais tout donné pour que tu soies comme les autres. J'ai peur de devoir te dire qu'un jour je ne serais plus là.
Aujourd'hui, je sens le venin dans mon corps. Il me ronge de l'intérieur. Pourtant, c'est mon propre corps qui s'attaque. Et malheureusement, je ne peux rien y faire. Je n'ai pas peur de mourir mais je suis terrifiée à l'idée de te laisser tout seul. Qui s'occupera de toi ? Qui lacera tes chaussures ou t'aidera à choisir tes vêtements ? Qui te préparera à manger et viendra te bercer pour que tu t'endormes ? Bien sur que ton corps a 30 ans mais ton esprit n'en a que 5. Tu es depuis toujours mon petit garçon et une maman n'abandonne pas son enfant.
J'ai eu beau retourner le problème dans tous les sens, je n'ai trouvé aucune solution. Une famille ? Nous n'en avons aucune. D'autres hommes et femmes en blouses blanches ? Les seuls que nous ayons rencontrés t'ont toujours regardé tristement. Aucun d'eux n'a su te comprendre. Je ne peux pas croire qu'ils s'occuperaient dignement de toi. Je ne veux pas t'abandonner en de mauvaises mains. Et depuis que je le sais, cette horrible pensée s'insinue lentement dans mon esprit.
Je dois le faire avant de ne plus pouvoir. Je refuse de partir en te laissant ici puisque rien n'est assez bien pour toi. Alors je dois le faire. Un dernier geste pour te prouver tout l'amour que j'ai pour toi. Je me moque de finir en enfer si je sais que tu gagnes des ailes pour t'envoler vers une autre vie digne de toi. Si je sais que tu es heureux, alors peu m'importe. J'espère juste que tu me pardonneras et peut être que tu comprendras. Je dois le faire et je vais le faire.
Ce soir, je t'ai permis de dormir avec moi. Tu as ronchonné en disant que ce n'était pas bon mais je t'ai expliqué que c'était pour que tu soies mieux. Je sais que tu n'as pas compris. Pourquoi se soigner quand on n'est pas malade ? Mais nous l'avons pris tous les deux ce remède à tous nos soucis. Et maintenant, tu es là, dans mes bras. Je te berce doucement en te chantant ta berceuse préférée. Tu es si beau, mon enfant chéri. Je te demande pardon mais c'est ce qui me paraît le mieux pour toi, pour nous deux. J'essaye de t'endormir en chantant tout doucement, comme je le fais depuis 30 ans.
« Dors mon ange, tout ira bien. Je suis là et cette fois, je te promets que je serais toujours là. »
Je regarde tes yeux se fermer et je suis plus sereine que jamais. Je me sens, moi aussi, m'enfoncer dans ce sommeil éternel.
« Je t'aimerais toujours, dors mon ange. »